top of page

L’objectif de notoire, c’est de rendre au public une morale, à défaut de lui restaurer le moral ...

Et la tactique de notoire, c’est l’humour : un humour didactique passant par la parodie, le pastiche, l’écart accentué entre la posture et le sens ; une façon de singer constamment le faux pour mieux faire entendre le vrai.

“Le Monde”

vendredi 5 mai 2017

Hommes et bêtes

Vive les animaux d'après Vinciane Despret. Mise en scène Thierry Bedard. Spectacle en tournée.

Personnage singulier mais ô combien précieux du petit monde confiné du théâtre, Thierry Bedard justement ouvre grand les portes des boîtes noires avec son dernier spectacle au titre en forme de slogan, Vive les animaux. Pour l'occasion il s'est acheté un stand roulant de fête foraine, ancienne baraque de tir qu'il a transformée ou plutôt réaménagée en stand d'exposition de peluches qui remplacent donc les cibles de tir. Elles sont environ trois cents peluches sagement alignées, un rang pour les perroquets, un pour les corbeaux, un autre pour les singes, un autre encore pour les moutons, pour les loups encore… Ce sera bien là tout le décor, remuant et parlant, du spectacle-conférence sur les… animaux comme on s'en serait douté ! Car Thierry Bedard et notoire, sa compagnie, délaissent (pour un temps ?) leurs cycles, ceux de « l'argument du menteur », de la « Bibliothèque censurée », « de l'étranger(s) », de « notoire la menace » et de quelques autres bien frappés. Finies les plongées dans les turpitudes du monde, avec des paroles qui vous arrachent tripes et restes de conscience, toujours proposées sous les aimables parrainages d'auteurs rares (c'est une spécialité de Thierry Bedard que d'aller les dénicher), Alain Kamal Martial, Jean-Luc Raharimanana, Zigmunt Bauman, Mike Davis… Les spectateurs sensibles qui forment comme chacun sait la majorité du public (de professionnels notamment), ceux-là même dont les estomacs ont du mal à supporter « les liqueurs fortes sorties de la fabrique de Satan » comme dirait Rimbaud, ceux-là peuvent enfin respirer et venir apprécier Vive les animaux.Vraiment ? Voire… Car, et Thierry Bedard nous le démontre par a + b, c'est bien beau de parler des animaux dans leur ensemble, mais dans cette catégorie comme dans la catégorie humaine, tout le monde n'est pas logé à la même enseigne. Autrement dit, il y a des animaux nobles, d'autres un peu moins, d'autres encore pas du tout… il y a même une catégorie totalement rebutante pourtant pas plus dénuée que les autres d'une certaine intelligence. Qui opère ce classement ? Les hommes bien sûr, et c'est à ce niveau qu'intervient le début de la conférence-spectacle proposée par Thierry Bedard et ses trois complices (visibles), Sabine Moindrot, superbe et d'une belle rigueur en éthologue chargée de la conférence et sans cesse perturbée par son obsédé d'assistant, Julien Cussonneau, alors que dans son coin, imperturbable, Jean Grillet joue de la guitare électrique et pousse la chansonnette de temps à autres, celles du groupe rock Sonic Youth ou de Roger Waters l'un des fondateurs des Pink Floyd, d'Éric Burdon qui chanta un temps avec les… Animals, du groupe de rock écossais Franz Ferdinand et aussi bien sûr, carrément d'Elvis Presley. Autant dire que les chansonnettes en question qui finissent par être reprises en chœur par les trois « intervenants » sont plutôt du genre endiablé. Sans doute était-ce nécessaire pour accompagner et prolonger (et même parfois casser) le discours très sérieux établi d'après une conférence, une vraie celle-la, de la philosophe des sciences, éthologue de surcroît, Vinciane Despret qui œuvre dans la lignée d'Isabelle Stengers et de Bruno Latour, intitulée : « Que diraient les animaux si… on leur posait les bonnes questions ? » Vinciane Despret est l'auteure de nombreux ouvrages sur la question animale comme Naissance d'une théorie éthologique : la danse du cratérope écaillé, Quand le loup habitera avec l’agneau ou Hans, le cheval qui savait compteret encore Bêtes et hommes… tous ouvrages pour la plupart publiés dans une collection au titre évocateur des « Empêcheurs de penser en rond »… Vinciane Despret, elle, ne pense pas en rond, même si l'une de ses préoccupations majeures concerne bien les animaux de tous genres. Et surtout des liens tissés entre eux et les humains dans une « écologie de l'attention et du tact ». Démonstrations à la clé par le biais d'histoires qui, pour certaines d'entre elles, ne manquent pas d'humour. Du pain béni pour la conférence assumée par Sabine Moindrot et à laquelle, bien évidemment, Thierry Bedard n'a pas manqué d'ajouter son grain de sel, vieille habitude (qui fait nos délices) qui date carrément de ses débuts dans le métier comme on dit avec ses « Pathologies verbales » de belle mémoire sur les textes et discours de Michel Foucault, Michel Leiris, Jean Paulhan, Roger Caillois et autres plaisantins de haute volée. Entre le sérieux de la pensée et de son argumentation et le délire scénique, Thierry Bedard, comme toujours, jongle avec dextérité et plaisir. À l'interrogation qui donne le titre à la vraie conférence de Vinciane Despret « Que diraient les animaux si… on leur posait les bonnes questions ? » on ne peut qu'aller dans son sens en précisant qu'il s'agirait surtout de poser les mêmes questions aux différentes catégories d'animaux. On se contente à l'heure actuelle puisque l'on part d'un présupposé, celui qui consiste à penser qu'ils sont les plus intelligents des espèces animales, de poser de bonnes et vraies questions aux singes par exemple (dans la baraque foraine la rangée de singes approuve bruyamment et bat des mains), alors que pour les moutons on posera une autre série de questions plus ou moins vides de sens correspondant à l'idiotie supposée des intéressés (bêlement desdits moutons)… On le voit les interrogations concernant le sujet ne manquent pas. Thierry Bedard ne les épuise bien sûr pas toutes, il en est bien conscient et promet de continuer à creuser le sujet, en allant y voir du côté des vers de terre (lombric, etc.) nous annonçant d'ores et déjà maintes révélations, ce que nous attendons avec impatience.

 

Jean-Pierre Han

Même les moutons ont du tact ! Notoire dénonce la hiérarchie des espèces ... 

 

 

« Les singes sont-ils vraiment plus intelligents socialement que les autres animaux ? » C’est vrai, la question mérite très sérieusement d’être posée ! Après tout, les corbeaux aussi font preuve d’extrême finesse, voire de roublardise, les loups, les manchots (mais non, ne soyez pas sceptiques), sans parler des moutons (pas de mépris, s’il vous plait !) sont eux aussi dignes de retenir notre attention d’animaux savants. Il suffit de leur poser les bonnes questions. Tout simplement les mêmes que celles soumises aux singes. Et s’extirper alors de ce que dénonce haut et fort la philosophe et éthologue Vinciane Despret : ce « scandale hiérarchique » qui sévit depuis des décennies dans la recherche sur les sociétés animales.

Sabine Moindrot joue l’éthologue, Julien Cussonneau l’assistant, Jean Grillet est à la guitare, et derrière eux, au-dessus aussi, des centaines d’animaux en peluche écoutent la conférence ; et ne se privent pas de réagir bruyamment : ils se gaussent, ils raillent, ils approuvent en applaudissant, se sauvent, menacent, attaquent même ! Avec des extraits d’une conférence donnée par l’universitaire (actuellement enseignante à Liège) donnée en janvier 2013, au titre qui en dit long, « Que diraient les animaux si… », Thierry Bedard (Notoire) tisse une mise en scène très stimulante, où la pédagogie côtoie le jeu, le savoir se confronte aux pulsions – animales ? – des intervenants, les idées reçues s’émoussent en se frottant à certaines évidences qu’on découvre au fil de Vive les animaux !

Tandis qu’elle explique, enflammée par son sujet, que, oui, les moutons créent du lien, ont des histoires, des amis, se ménagent des choix, l’éthologue en oublie de laisser s’exprimer son assistant, qui lui aussi a beaucoup de choses à partager, particulièrement à propos des loups et des corbeaux. Une véritable joute verbale, presque violente même si pleine d’humour, nait sur scène sous les yeux des animaux, qui soudain paraissent bien plus policés que leurs cousins doués de parole.

« Il s’agissait de donner une chance aux moutons. Et cette chance demande de l’attention et du tact, la création d’un bon milieu qui permette aux moutons de montrer de quoi ils sont capables. »

Peu à peu, en musique et en mouvements, la science s’apprivoise, les animaux se libèrent. Une lueur d’égalité s’impose.

 

 

ANNA ZISMAN
Mai 2017

 

 

Vive les animaux !, co-accueilli par le Théâtre de la Vignette et le Théâtre Jean Vilar à Montpellier, s’est joué les 26 & 27 avril à l’Université Paul-Valéry et les 29 & 30 avril au Zoo du Lunaret

Le décor est un camion forain. Personne ne tirera à la carabine pour gagner une grosse peluche, mais les jouets sont bien là. En nombre, puisque le fond est constitué d’un mur de près de 280 peluches, qui s’animent. Un personnage à part entière que cette faune qui fait face au public. Les perroquets donnent parfois leurs avis, quand les moutons ne tombent pas les uns sur les autres. Les moutons ? Pas si bêtes d’ailleurs, et sûrement pas animés du seul instinct grégaire que l’homme a tendance à leur attribuer. Trois humains interviennent devant ce mur de bestioles aux poils synthétiques qui ferait rêver n’importe quel jeune amateur de doudous. Sabine Moindrot, issue du conservatoire de Montpellier, Julien Cussoneau lui donne la réplique, perturbant le docte discours philosophique énoncé par la jeune femme. Le troisième larron est équipé d’une guitare : c’est Jean Grillet, qui a déjà travaillé avec Thierry Bedard car la musique a toujours sa place dans le théâtre de ce dernier. Là, les chansons seront en anglais, avec un accent rock et parleront toutes d’animaux (Animal Instinct d’Elvis Presley par exemple). L’auteur, Vinciane Despret, de Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions ? se réjouit sûrement de cette interprétation artistique d’une oeuvre qui, en s’intéressant au lien hommes-animaux, en dit aussi long sur les liens entre les humains ...

 

 

ÉDITH LEFRANC / MIDI LIBRE

bottom of page